MALTRAITANCES INFANTILES, MEMOIRE TRAUMATIQUE par Muriel SALMONA, Psychotraumatologie DUNOD 2020
Synthèse enregistrée par Armelle OLIVIER psychologue Pleurtuit et Rennes pour être diffusé transmis
1 Les mécanismes psychotraumatiques
Les violences aboutissent à la constitution d’une mémoire traumatique de l’événement, symptôme central du psycho-traumatisme. Cette mémoire est différente de la mémoire autobiographique normale, il s’agit d’une mémoire non intégrée et piégée dans certaines structures du cerveau. Les mécanismes à l’origine de cette mémoire traumatique sont assimilables à des mécanismes exceptionnels de sauvegarde, qui sont déclenchés par le cerveau pour échapper au risque vital que fait courir une réponse émotionnelle extrême face à un trauma.
2 La sidération psychique
Les violences sexuelles sont terrorisantes et incompréhensibles pour les enfants, elles créent une effraction psychique qui provoque un état de sidération. Les enfants se retrouvent paralysés psychiquement et physiquement, pétrifiés, dans l’incapacité de réagir, de crier, de se défendre ou de fuir. Cette sidération de l’appareil psychique bloque toute représentation mentale et empêche toute possibilité de contrôle de la réponse émotionnelle majeure, qui a été déclenchée par une structure cérébrale sous-corticale archaïque de survie : l’amygdale cérébrale. La sidération est d’autant plus importante que l’enfant est jeune et dans l’incapacité de comprendre ce qui se passe.
L’amygdale cérébrale s’apparente à une alarme, qui s’allume automatiquement lors de toute situation de menace (la menace peut être visuelle, auditive, sensitive, émotionnelle), avant même que celle-ci soit identifiée et comprise par les fonctions supérieures ; cette alarme a pour fonction d’alerter et de préparer l’organisme pour qu’il réponde à un danger, lui faire face ou le fuir. Elle peut s’activer chez le foetus dès le troisième trimestre de la grossesse, chez le nouveau-né dès la naissance ; elle s’active même si la victime n’a pas les capacités de comprendre intellectuellement ce qui lui arrive (enfants très jeunes, enfants avec de lourds handicaps mentaux, enfants n’étant pas conscients : endormis, drogués). Cela signifie que le danger d’une situation, l’intentionnalité de nuire d’un agresseur vont être perçues par l’amygdale cérébrale indépendamment de sa mise en scène qui, elle, peut tromper les fonctions supérieures de la victime (ses capacités d’analyse, de compréhension et de mémorisation).
L’amygdale cérébrale déclenche une réponse émotionnelle avec une hypervigilance et la production d’hormones de stress : adrénaline et Cortisol qui fournissent l’organisme en « carburant » (oxygène et glucose). Comme toute alarme, par sécurité, elle ne s’éteint pas spontanément, seul le cortex cérébral et l’hippocampe (le système d’exploitation de la mémoire, des apprentissage et du repérage temporo-spatial) peuvent la moduler ou l’éteindre grâce à des représentations mentales et l’expérience de situations analogues (intégration, analyse et compréhension de la situation et prise de décisions).
Disjonction du circuit émotionnel
Lors de violences, la sidération fait que le cortex paralysé est dans l’incapacité de moduler l’alarme qui continue donc à « hurler » et à produire une grande quantité d’hormones de stress. L’organisme se retrouve en état de stress extrême, avec rapidement des taux toxiques d’hormones de stress, qui représentent un risque vital cardiovasculaire (adrénaline) et neurologique (le cortisol est neurotoxique). Pour échapper à ce risque vital, comme dans un circuit électrique en survoltage qui disjoncte pour protéger les appareils électriques, le cerveau fait disjoncter le circuit émotionnel à l’aide de neuro-transmetteurs qui sont des « drogues dures » anesthésiantes et dissociantes (morphine-like et kétamine-like, des endorphines et des antagonistes des récepteurs de la NDMA).
Dissociation et mémoire traumatique
Cette disjonction, en isolant l’amygdale cérébrale, éteint la réponse émotionnelle et fait disparaître le risque vital en créant un état d’anesthésies émotionnelle et physique. L’amygdale reste allumée tant que le danger persiste mais elle est isolée du reste du cerveau. Cette disjonction est à l’origine d’une dissociation traumatique, un trouble de la conscience lié à la déconnection avec le cortex, qui entraîne une sensation d’irréalité, d’étrangeté, d’absence, et qui donne à l’enfant l’impression d’être spectateur des événements, de regarder un film. Mais cette disjonction isole également l’amygdale cérébrale de l’hippocampe (autre structure cérébrale, sorte de logiciel, qui gère la mémoire et le repérage temporo-spatial ; sans elle, aucun souvenir ne peut être mémorisé, ni remémoré, ni temporalisé). L’hippocampe ne peut pas faire son travail d’encodage et de stockage de la mémoire sensorielle et émotionnelle des violences, celle-ci reste piégée dans l’amygdale sans être traitée, ni transformée en mémoire autobiographique. Elle va rester hors temps, non-consciente, à l’identique, susceptible d’envahir le champ de la conscience et de faire revivre la scène violente de façon hallucinatoire, comme une machine à remonter le temps, avec les mêmes sensations, les mêmes douleurs, les mêmes phrases entendues, les mêmes odeurs, les mêmes sentiments de détresse et de terreur (ce sont les flashbacks, les réminiscences, les cauchemars, les attaques de panique…). C’est cette mémoire piégée dans l’amygdale qui n’est pas devenue autobiographique qu’on appelle la mémoire traumatique.
La disjonction se produit d’autant plus rapidement que la sidération est importante ou que les fonctions supérieures sont désactivées ou immatures (enfants très jeunes, endormis, drogués, avec des handicaps mentaux ou sensoriels). Le traumatisme sera alors d’autant plus massif.
2 Dissociation traumatique
L’enfant se retrouve alors déconnecté de ses émotions et du stress. Subitement, il bascule dans une situation où tout lui paraît irréel, extérieur à lui-même, comme s’il était spectateur des événements : il est anesthésié émotionnellement et physiquement, et semble tout supporter. Cette dissociation traumatique perdure chez l’enfant tant qu’il est confronté aux personnes qui lui font subir des violences, ou au contexte, ou à une profonde incompréhension de ce qu’il vécu.
Pendant la dissociation, l’amygdale et la mémoire traumatique qu’elle contient est déconnectée, et la victime n’aura pas accès émotionnellement et sensoriellement aux événements traumatiques. Cet état dissociatif anesthésié et empêche la victime d’identifier et de prendre la mesure des violences qu’elle subit ou qu’elle a subies. Les faits les plus graves lui semblent tellement irréels qu’ils perdent toute consistance, comme s’ils n’existaient pas vraiment. Suivant l’intensité de la dissociation, la victime pourra être comme amnésique de tout ou partie des événements traumatisants, seules resteront quelques images très parcellaires, des bribes d’émotions envahissantes ou certains détails isolés. Cette amnésie traumatique est fréquente chez les victimes de violences sexuelles dans l’enfance (près de 60 % des enfants victimes présentent des amnésies partielles des faits et 40 % des amnésies totales (Brière, 1993, Williams, 1995, Widom, 1996, IVSEA, 2015). Ce phénomène peut perdurer de nombreuses années, voire des décennies.
La victime dissociée reste donc comme indifférente non seulement aux violences qu’elle continue à subir, mais également à la mémoire traumatique de celles qu’elle a déjà subies. Cette mémoire traumatique s’active pourtant tout de suite après le trauma dès qu’un lien, une situation, une sensation, une confrontation à l’agresseur rappelle les événements traumatiques ; elle envahit le psychisme de la victime mais elle ne va pas être accompagnée de ressentis émotionnels, ce qui la rend irréelle, désincarnée, indistincte, perdue au milieu de toutes les représentations psychiques. Les perceptions sensorielles et kinesthésiques de la mémoire traumatique (images, odeurs, sons, sensations corporelles) sont déconnectées de leurs charges affective et émotionnelle : détresse, terreur, dégoût… Les événements sont là, mais à distance, comme dans un brouillard, ils ne s’imposent pas émotionnellement, ce qui entraîne chez la victime une sorte d’indifférence face aux violences et une forme de tolérance à la souffrance.
Ce n’est pas pour autant que ces violences et ces réminiscences en sont moins stressantes et traumatisantes, bien au contraire puisqu’il n’y a pas de réflexe de défense et de protection (de même, lorsqu’on pose sa main anesthésiée sur une plaque électrique, ce n’est pas parce qu’on ne ressent pas la douleur qu’on ne va pas être gravement brûlé).
La dissociation traumatique est une véritable hémorragie psychique, qui vide la victime de tous ses désirs, et annihile sa volonté. La victime dissociée se sent perdue avec un sentiment d’étrangeté, elle ne se reconnaît plus. Elle est privée de ses émotions, déconnectée d’elle-même et du monde extérieur, dans l’incapacité de penser ce qui se passe et d’y réagir de façon adaptée. Elle est sur mode automatique, avec un sentiment d’absence au monde, d’être coupée d’elle-même et de son corps. La victime est comme indifférente au danger et à la douleur. La dissociation enferme la victime dans un espace mental hors temps, où l’avenir n’a pas de réalité.
Cette dissociation rend très difficile, voire impossible, toute opposition ou toute défense mentale et physique vis-à-vis de toutes les violences, qui sont exercées contre elle : les paroles assassines, les coups, les humiliations ne rencontrent aucune résistance. Cela rend la victime très vulnérable à l’agresseur, qui peut exercer une emprise totale sur elle, coloniser son psychisme, la réduire en esclavage, et lui faire subir en toute tranquillité tous les sévices qu’il veut exercer comme si elle était un pantin, parfois pendant de longues années. L’agresseur peut la soumettre physiquement, l’esclavagiser et la coloniser psychologiquement pour lui faire faire et lui faire penser ce qu’il veut, et la formater pour qu’elle se ressente comme coupable, nulle, sans valeur, sans droit, un objet à sa disposition.
La dissociation est un facteur de risque majeur de re-victimisation et de mise sous emprise (70 % des victimes de violences sexuelles subissent d’autres violences sexuelles tout au long de leur vie, IVSEA, 2015). Les prédateurs vont cibler de préférence une personne déjà dissociée par des violences précédemment subies, le plus souvent dans l’enfance, ce qui leur garantit à la fois une impunité et la possibilité d’exercer quasiment sans limite les pires sévices. Les personnes dissociées, particulièrement les enfants, sont fréquemment perçues comme bizarres, ou bien comme étant masochistes, ou comme ayant une pathologie mentale (psychose, troubles autistiques,…).
De plus, l’enfant dissocié est souvent considéré comme limité intellectuellement, « bête », « débile », incapable de comprendre ce qui se passe et d’y réagir, et il sera en butte à des moqueries, des humiliations et des maltraitances de la part de tous. L’enfant sera donc à risque de subir des harcèlements et d’autres violences. Dans le film Polisse, nous assistons à une scène de ce type avec la jeune adolescente qui a été obligée de faire des fellations à plusieurs garçons pour récupérer son téléphone portable. Elle semble si indifférente à la situation que les policiers se permettent de lui faire la leçon et même de se moquer d’elle en lui posant la question : « Et si on t’avait pris ton ordinateur portable, qu’est-ce que t’aurais fait ? » Et les policiers d’éclater de rire, tout comme les spectateurs… Ils se moquent d’une victime gravement traumatisée.
Les victimes dissociées sont des proies de choix pour les prédateurs. La confusion, la désorientation liées aux symptômes dissociatifs entraînent des troubles cognitifs et des doutes continuels sur ce qui est perçu, entendu, sur ce qu’on a dit et sur ce qu’on a compris, rendant la victime vulnérable, et la mettant en grande difficulté pour défendre ses convictions et ses volontés. Déconnectées de leur cortex frontal (siège de l’analyse intellectuelle et de la prise de décisions) et de leur hippocampe (système d’exploitation qui gère leur mémoire et leurs apprentissages), les victimes dissociées sont facilement influençables et « hypnotisables » ; il leur est très difficile de dire non. Elles fonctionnent souvent sur un mode automatique, préprogrammé. Elles n’ont aucune confiance en elles et elles se retrouvent bien malgré elles à céder aux désirs d’autrui quand on fait pression sur elles. Plus l’interlocuteur est dangereux, plus il réveillera chez la victime qu’il s’est choisie une mémoire traumatique et une dissociation par des attitudes et des paroles déplacées ou incongrues, par une mise en scène de domination, et la mettra dans un état hypnoïde, qui la rendra incapable de penser, de se défendre, de s’opposer et de dire non.
Cet état d’incapacité, les victimes le penseront dû à leur stupidité, à leur infériorité ou à leur timidité maladive, alors qu’il est directement lié au déclenchement de mécanismes de sauvegarde face au danger que représente l’interlocuteur. Mécanismes qui pourraient être une bonne sonnette d’alarme, si les victimes en étaient informées. Mais, au lieu de cela, cette situation de danger sera interprétée à l’avantage de l’interlocuteur pervers. Ce dernier sera souvent perçu par les victimes « hypnotisées » et par l’entourage comme quelqu’un de supérieur et d’important, de beaucoup plus intelligent qu’elles, quelqu’un de fascinant, d’une autre essence, quelqu’un dont elles pourraient même se croire « amoureuses » alors qu’il n’en est rien et qu’elles sont juste terrorisées et sous emprise, du fait de ces mécanismes de dissociation.
Les victimes dissociées sont des proies de choix pour les proxénètes. Les jeunes filles ayant subi des violences sexuelles dans l’enfance par des proches, avec lesquels elles vivent le plus souvent, vont être gravement dissociées. Du fait de cette dissociation, elles vont être recherchées par les proxénètes, et particulièrement appréciées des clients, puisqu’elles vont pouvoir tolérer des situations de violences sexuelles avec des pratiques douloureuses, humiliantes, et de graves atteintes à leurs intégrités physique et psychique, et leur dignité sans avoir la capacité de s’y opposer et de s’en révolter, en gardant même le sourire. On retrouve chez les personnes en situation prostitutionnelle des antécédents de violences avec de multiples violences exercées le plus souvent depuis la petite enfance : 59 % de maltraitance, de 55 % à 90 % d’agressions sexuelles dans l’enfance (étude de Melissa Farley en 2003 dans 9 pays et 854 personnes prostituées, ces pourcentages sont corroborés par de nombreuses autres études) ; le taux d’antécédents de violences sexuelles retrouvés chez les personnes prostituées est extrêmement important et le lien entre violences sexuelles subies pendant l’enfance et entrée en prostitution est très significatif.
Ainsi, l’enfant semblera indifférent aux violences qu’il subit, mais il n’en sera pas moins traumatisé.
Une victime dissociée court un grand risque de ne pas être repérée, ni protégée. Alors que chacun a la capacité de percevoir de façon innée les émotions d’autrui, grâce à des neurones miroirs, il n’y aura pas de ressenti émotionnel en face d’une personne anesthésiée ; ce n’est qu’intellectuellement que la souffrance de cette personne pourra être identifiée. Les proches et les professionnels, ne comprenant pas cette dissociation, y réagiront par une absence d’empathie, une minimisation des violences subies par l’enfant et de sa souffrance, une incrédulité, voire une remise en question de sa parole et de la réalité des violences.
Une victime dissociée court un grand risque de ne pas être crue, ni reconnue par la justice. Les victimes dissociées ne vont pas avoir le comportement que l’on attend d’elles. Elles seront dans un état de déconnection tel qu’elles ne pourront pas parler, ni porter plainte, et ce parfois pendant des années si elles restent en contact avec l’agresseur ou dans le contexte où ont eu lieu les violences. On leur reprochera d’avoir attendu trop longtemps, et cela alimentera des doutes sur leur bonne foi.
La dissociation traumatique va rendre le récit des victimes décousu, elles auront continuellement des doutes sur ce qui s’est passé avec un sentiment d’irréalité ; de nombreux épisodes seront frappés d’amnésie et, du fait de la déconnection avec l’hippocampe, elles auront beaucoup de mal à se retrouver dans les repérages temporo-spatiaux concernant les dates et les lieux où se sont produites les violences. Plus leur interlocuteur sera incrédule ou agacé plus elles seront dissociées et perdues.
De même, les confrontations avec l’agresseur aggraveront leur dissociation et les re-traumatiseront massivement ; elles perdront encore plus leur capacité, seront envahies par un sentiment d’irréalité, se retrouveront facilement sous l’emprise de l’agresseur et pourront remettre en cause ce qu’elles ont dit précédemment, voire même se rétracter.
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3 La mémoire traumatique
La mémoire traumatique se met en place dès la disjonction ; nous l’avons vu c’est une mémoire émotionnelle des violences contenue dans l’amygdale cérébrale qui n’a pas pu être traitée par l’hippocampe dont elle est déconnectée. L’hippocampe est une structure cérébrale, qui intègre et transforme la mémoire émotionnelle en une mémoire autobiographique, verbalisable.
Tel un logiciel, l’hippocampe est indispensable pour stocker et aller rechercher les souvenirs et les apprentissages et pour se repérer dans le temps et dans l’espace : avec la disjonction ces fonctions seront gravement perturbées.
La mémoire traumatique est donc une mémoire émotionnelle enkystée, une mémoire « fantôme » hypersensible et incontrôlable, prête à « exploser » en faisant revivre à l’identique, avec le même effroi et la même détresse, les événements violents, les émotions et les sensations qui y sont rattachées, comme une machine à remonter le temps. Elle « explose » aussitôt qu’une situation, un affect ou une sensation rappelle les violences ou fait craindre qu’elles ne se reproduisent. Elle sera comme une « bombe à retardement » susceptible d’exploser souvent des mois, voire de nombreuses années, après les violences. Quand elle « explose », elle envahit tout l’espace psychique de façon incontrôlable. Elle transforme la vie psychique en un terrain miné. Telle une « boîte noire », elle contient non seulement les vécus émotionnel, sensoriel et douloureux de la victime mais également tout ce qui se rapporte aux faits de violences, à leur contexte et à l’agresseur (ses mimiques, ses mises en scène, sa haine, son excitation, ses cris, ses paroles, son odeur, etc.).
Mais tant que les enfants victimes sont dissociés, cette explosion de la mémoire traumatique se produira avec des émotions et des douleurs qui seront anesthésiées, l’enfant victime semblera ne pas en souffrir et les tolérer ; en réalité, elles aggraveront l’impact traumatique et rechargeront plus encore la mémoire traumatique, telle une cocotte-minute.
Quand les victimes sortiront de leur état dissociatif, la mémoire traumatique sera alors ressentie sans le filtre de la dissociation et cela sera intolérable.
Si la dissociation disparaît, ce qui peut se produire quand la victime est enfin sécurisée et qu’elle n’est plus en permanence confrontée à des violences, à leur contexte, ou à son agresseur, ou bien parce qu’elle sort de son état d’incompréhension et de confusion en grandissant, en accédant à des informations, à une thérapie ou en étant confrontée à un contexte sexuel, à une grossesse, ou à d’autres violences. Alors, la mémoire traumatique s’impose avec un tel cortège émotionnel que la gravité des violences et de leurs conséquences apparaît soudain à la victime dans toute son horreur. La victime peut être confrontée à un véritable tsunami d’émotions et d’images qui vont la terrifier ; elles vont déferler en elle, accompagnées d’une grande souffrance et détresse, c’est une véritable torture.
Cela peut entraîner un état de peur panique avec sentiment de mort imminente, d’agitation, d’angoisse intolérable, de douleurs atroces, ainsi qu’un état confusionnel. Ces symptômes sont si impressionnants que la victime peut se retrouver aux urgences médicales ou chirurgicales (elle peut même être opérée en urgence) ou bien être hospitalisée en psychiatrie (avec souvent un diagnostic erroné de bouffée délirante ou d’entrée dans une schizophrénie) ; et cet état est fréquemment accompagné d’un risque suicidaire très important, d’autant plus si la victime a été confrontée à une intentionnalité meurtrière au moment des violences, elle revit cette intentionnalité comme si elle émanait d’elle, dans une compulsion à se tuer.
C’est à ce moment-là que les victimes sortent de leur état de « pseudo indifférence » et de leur amnésie traumatique dissociative et peuvent enfin avoir la capacité de réaliser la gravité de ce qu’elles ont subi et de dénoncer les violences. Cette sortie d’état dissociatif peut se produire plusieurs années après les violences, voire plusieurs dizaines d’années après, alors que les faits sont prescrits.
De nombreuses situations sont donc susceptibles de déclencher cette mémoire traumatique : une date, une heure de la journée, un endroit, une situation ou des détails (une odeur, un goût, un bruit, des sons, des paroles, des objets, des éléments du décor, des couleurs, du sang), qui rappellent le contexte, un moment de stress ou une peur, un examen médical, des douleurs, des cris, des sensations et des émotions (qui rappellent celles ressenties lors des violences) ; revenir sur les lieux où ces violences se sont produites, être confronté avec les personnes qui ont commis les violences ou avec leurs complices, etc.
La mémoire traumatique sera souvent responsable non seulement de sentiments de terreur, de détresse, de mort imminente, de douleurs, de sensations inexplicables, mais également de sentiments de honte et de culpabilité et d’une estime de soi catastrophique, qui seront alimentés par la mémoire traumatique des paroles de l’agresseur, de ses gestes et ses mises en scène, de sa haine et de son mépris, et de son excitation perverse. Tout y est mélangé, sans identification, ni tri ni contrôle possible. Au moment des violences, cette indifférenciation empêchera la victime de faire une séparation entre ce qui vient d’elle et de l’agresseur, elle pourra à la fois ressentir une terreur, qui est la sienne, associée à une excitation et une jouissance perverses, qui sont celles de l’agresseur. De même, il lui sera impossible de se défendre des phrases mensongères et assassines de l’agresseur : « tu aimes ça », « c’est ce que tu veux », « c’est ce que tu mérites », elles s’installeront telles quelles dans l’amygdale cérébrale. Après les violences, cette mémoire traumatique y restera piégée.
À titre d’exemple, un enfant, qui a subi des violences avant d’apprendre à parler, pourra dix ans après, au moment où sa mémoire traumatique se manifestera, se retrouver dans l’incapacité de parler, il ne pourra que pleurer ; de même, un enfant ayant subi des violences sexuelles dans le noir, au moment où sa mémoire traumatique se manifestera, ne verra plus rien ; un enfant attaché ne pourra pas bouger, un enfant qu’on aura étranglé ou suffoqué par une pénétration orale, ne pourra plus respirer. De surcroît, comme la mémoire traumatique porte non seulement sur les violences subies mais aussi sur l’agresseur et ses paroles, l’enfant pourra entendre, plusieurs années plus tard, des phrases prononcées par l’agresseur, telles que « tu ne vaux rien », « tu es nul », « tu ne mérites pas de vivre », etc. Ce mécanisme explique pourquoi les enfants se sentent aussi coupables et ont de telles atteintes à leur estime de soi, ils sont en permanence colonisés par les agresseurs.
Cela explique également que, quand les enfants sont tout petits (avant 6-7 ans) et/ ou quand ils sont très dissociés, privés de leurs émotions et qu’ils n’ont pas encore de représentations suffisantes de ce qui est interdit, ils peuvent, lors d’un allumage de leur mémoire traumatique, rejouer les scènes de violences sexuelles, qui les envahissent, du côté victimes comme du côté agresseur, et avoir des comportements sexuels inappropriés en public : se déshabiller, exposer leur sexe, se masturber, se mettre des objets dans le sexe, toucher le sexe d’adulte, se frotter, tenir des propos hypersexualisés, injurieux, voire agresser sexuellement d’autres enfants. Ces troubles du comportement doivent immédiatement alerter, ils signent un trauma sexuel.
Il faut rappeler qu’un foetus, un nouveau-né, un nourrisson traumatisé, un enfant non conscient des faits de violences car endormi, drogué, trop petit ou trop handicapé intellectuellement pour comprendre, peut développer une mémoire traumatique, même s’il ne lui est pas possible de se souvenir de façon autobiographique des violences (l’hippocampe n’étant fonctionnel pour la mémoire autobiographique qu’à partir de 2-3 ans).
Au final, la mémoire traumatique transforme la vie en un espace miné, c’est une véritable torture. On ne peut pas vivre avec une mémoire traumatique. Si sa mémoire traumatique n’est pas soignée, l’enfant est condamné à mettre en place des stratégies de survie nécessaires mais qui seront très handicapantes et qui lui seront souvent reprochées.
Soit l’enfant est dissocié et ne ressent plus cette mémoire traumatique s’il subit continuellement des violences, ou s’il reste en contact avec l’agresseur et le contexte des violences. Soit l’enfant est sécurisé, par exemple à l’école ou bien plus tard quand il ne sera plus du tout en contact avec le système agresseur, et il est alors envahi par sa mémoire traumatique. Dans le contexte de l’école : celle-ci peut s’exprimer par des attaques de paniques, une grande détresse, mais également par une violence dans ses propos et dans ses actes (quand il est envahi par la violence de l’agresseur).
4 Les stratégies de survie mises en place par les enfants traumatisés
Quand les victimes sont abandonnées sans protection, ni solidarité, ni soutien (ce qui est le cas pour 83 % des victimes, enquête IVSEA, 2015), elles sont condamnées à mettre en place des stratégies de survie handicapantes et épuisantes.
Pendant les violences et tant que l’enfant est exposé à l’agresseur, trois mécanismes principaux sont mis en place pour y survivre :
La fuite : quand elle est possible et c’est rare, elle représente souvent un grand danger pour l’enfant. Une fugue chez un enfant ou un départ précoce du milieu familial chez un adolescent doivent toujours faire rechercher des violences qui pourraient en être à l’origine ;
un mécanisme d’adaptation : pour éviter la survenue de violences et le risque de rejet et d’abandon, les enfants s’hyperadaptent à leurs agresseurs et, pour cela, ils s’identifient à eux, ils apprennent à percevoir et à anticiper leurs moindres changements d’humeur. Ils deviennent de véritables scanners, capables de décrypter et d’anticiper les besoins de leurs bourreaux. Il est essentiel que ceux-ci ne soient jamais contrariés, énervés ni frustrés, il faut donc les connaître parfaitement, être en permanence attentifs à ce qu’ils font, à ce qu’ils pensent. Ce phénomène peut donner l’impression aux enfants d’être très attachés à leurs bourreaux puisque ces derniers prennent toute la place dans leur tête (syndrome de Stockholm). Les enfants peuvent croire que leurs agresseurs comptent plus que tout pour eux (c’est ce que leur rappelle sans cesse l’agresseur : « je suis tout pour toi, sans moi tu n’es rien… ») et penser que ce qu’ils ressentent est un sentiment amoureux alors que c’est une réaction d’adaptation à une situation de mise sous terreur ;
Un mécanisme neuro-biologique de protection : mis en place par le cerveau face au stress extrême et à des situations intolérables, qui s’enclenche automatiquement : la dissociation traumatique. Tant qu’il y a danger (tant que les violences perdurent), tant que le risque qu’il se reproduise persiste (tant que la victime est en contact avec l’agresseur ou avec le contexte des violences), tant que le danger n’a pas été identifié (tant que la victime n’a pas réalisé ce qui s’est passé parce qu’elle était très petite, non consciente au moment des violences : droguée, alcoolisée, endormie, manipulée), l’amygdale cérébrale reste allumée au maximum en permanence, ce qui fait disjoncter en permanence le circuit émotionnel pour protéger les organes vitaux que sont le cerveau et le coeur, et entraîne en permanence une dissociation traumatique chez les victimes. Les enfants sont alors déconnectés de leurs émotions, avec une anesthésié émotionnelle et un seuil de douleur très augmenté. Ils se retrouvent à fonctionner sur un mode automatique, comme robotisés, détachés d’eux-mêmes, comme s’ils étaient spectateurs.
Cela entraîne une pseudo-tolérance à l’intolérable : « même pas mal ! ». Tant que dure cette dissociation, la situation paraît irréelle et il est très difficile pour les enfants d’arriver à identifier la gravité des violences qu’ils subissent. De plus cette dissociation traumatique fera que face aux agresseurs ou à toute autre personne, les enfants paraîtront indifférents à leur sort, inertes, puisqu’ils seront coupés de leurs émotions. Grâce à cette dissociation, les agresseurs ne sont pas gênés par des signaux de détresse trop importants de leurs victimes ; c’est très dangereux pour les enfants car les actes violents pourront devenir de plus en plus extrêmes, sans qu’ils puissent y réagir (en revanche, l’anesthésie émotionnelle ne les empêchera pas d’être encore plus traumatisés). De même, les proches ne détecteront pas facilement la détresse et la souffrance des enfants et passeront d’autant plus à côté. Enfin, cette dissociation est, comme nous l’avons vu, un facteur de risque important d’être maltraité, de devenir le souffre-douleur de tout le monde.
Après les violences, quand les enfants ne sont plus confrontés à l’agresseur, et qu’ils sont en mesure de comprendre, les enfants sortent de leur état dissociatif permanent, mais nous l’avons vu la mémoire traumatique prend le relais et ils continuent d’être colonisés par les violences et l’agresseur aussitôt qu’un lien les leur rappelle (lieu, situation, sensation, émotion,…). Et c’est soudain insupportable et cela peut donner l’impression de sombrer dans la folie, c’est souvent vécu par les victimes comme pire que l’état de dissociation antérieur et, si elles n’ont pas d’explications sur les mécanismes qui en sont la cause, elles peuvent être tentées de retourner voir l’agresseur ou de reprendre contact avec le contexte violent (comme la famille incestueuse, la prostitution ou les fréquentations dangereuses). Les victimes traumatisées doivent alors essayer d’éviter à tout prix cette mémoire traumatique hyper anxiogène et douloureuse ; pour cela deux stratégies sont possibles :
L’enfant, pour éviter les déclenchements effrayants de sa mémoire traumatique, va mettre en place des conduites de contrôle et d’évitement vis-à-vis de tout ce qui est susceptible de la faire « exploser » (avec des angoisses de séparation, des comportements régressifs, un retrait intellectuel, des phobies et des troubles obsessionnels compulsifs, comme des lavages répétés ou des vérifications incessantes, une intolérance au stress) ; il va fréquemment se créer un petit monde sécurisé parallèle où il se sentira en sécurité, qui peut être un monde physique (comme sa chambre, entouré d’objets, de peluches ou d’animaux qui le rassure) ou mental (un monde parallèle où il se réfugie continuellement). Tout changement sera perçu comme menaçant car mettant en péril les repères mis en place et il adoptera des conduites d’hyper-vigilance (avec une sensation de peur et de danger permanent, un état d’alerte, une hyperactivité, une irritabilité et des troubles de l’attention). Ces conduites d’évitement et d’hypervigilance sont épuisantes et envahissantes, elles entraînent des troubles cognitifs (troubles de l’attention, de la concentration et de la mémoire), qui ont souvent un impact négatif sur la scolarité et les apprentissages.
Mais les enfants traumatisés sont souvent contrecarrés dans leurs conduites d’évitement et de contrôle par un monde adulte, qui ne comprend rien à ce qu’ils ressentent. Ils doivent s’autonomiser et s’exposer à ce qui leur fait le plus peur, comme être séparé d’un parent ou d’un adulte protecteur, dormir seul dans le noir, être confronté à son agresseur ou à quelqu’un qui lui ressemble, à des situations nouvelles et inconnues, etc. Quand un enfant n’est pas sécurisé et n’a pas la possibilité de mettre en place des conduites d’évitement efficaces, sa mémoire traumatique va exploser fréquemment, ce qui le plonge à chaque fois dans une grande détresse jusqu’à ce qu’il se dissocie par disjonction ; mais du fait d’une accoutumance aux drogues dissociantes sécrétées par le cerveau, le circuit émotionnel va de moins en moins pouvoir disjoncter, ce qui engendre une détresse encore plus intolérable qui ne pourra être calmée ou prévenue que par des conduites à risque dissociantes.
Ces conduites à risque dissociantes, dont l’enfant et l’adolescent expérimentent rapidement l’efficacité, servent à provoquer « à tout prix » une disjonction pour éteindre de force la réponse émotionnelle en l’anesthésiant et calmer ainsi l’état de tension intolérable ou prévenir sa survenue. Cette disjonction provoquée peut se faire de deux façons, soit en provoquant un stress très élevé, qui augmentera la quantité de drogues dissociantes sécrétées par l’organisme, soit en consommant des drogues dissociantes (alcool, stupéfiants).
Ces conduites à risques dissociantes sont des conduites auto-agressives (se frapper, se mordre, se brûler, se scarifier, tenter de se suicider), des mises en danger (conduites routières dangereuses, jeux dangereux, sports extrêmes, conduites sexuelles à risques, situations prostitutionnelles, fugues, fréquentations dangereuses), des conduites addictives (consommation d’alcool, de drogues, de médicaments, troubles alimentaires, jeux addictifs), des conduites délinquantes et violentes contre autrui (l’autre servant alors de fusible grâce à l’imposition d’un rapport de force pour disjoncter et s’anesthésier).
Les conduites à risques sont donc des mises en danger délibérées. Elles consistent en une recherche active, voire compulsive, de situations, de comportements ou d’usages de produits connus comme pouvant être dangereux à court ou à moyen terme. Le risque est recherché pour son pouvoir dissociant direct (alcool, drogues) ou par le stress extrême qu’il entraîne (jeux dangereux, scarifications…), et sa capacité à déclencher la disjonction de sauvegarde, qui va déconnecter les réponses émotionnelles et donc créer une anesthésié émotionnelle et un état dissociatif.
Mais elles rechargent aussi la mémoire traumatique, la rendant toujours plus explosive, et rendant les conduites dissociantes toujours plus nécessaires, créant une véritable addiction aux mises en danger et/ou à la violence. Ces conduites dissociantes sont incompréhensibles et paraissent paradoxales à tout le monde (à la victime, à ses proches, aux professionnels). Elles sont chez les victimes à l’origine de sentiments de culpabilité et d’une grande solitude, qui les rendent encore plus vulnérables.
Elles peuvent entraîner un état dissociatif permanent comme lors des violences avec la mise en place d’un détachement et d’une indifférence apparente qui les mettent en danger d’être encore moins secourues et d’être ignorées et maltraitées.
Ces conduites à risque dissociantes servent à provoquer « à tout prix » une disjonction pour éteindre de force la réponse émotionnelle en l’anesthésiant. Il faut comprendre qu’un enfant traumatisé trouvera préférable de se scarifier ou de se mettre en danger pour s’anesthésier, plutôt que de revivre les violences extrêmes qu’il a subies. Ce comportement paraît incompréhensible, mais il est au contraire très logique. Il est d’ailleurs très important que les enfants puissent accéder à cette logique, puissent comprendre les mécanismes en jeu, car dans le cas contraire ils ont l’impression qu’ils sont bizarres, différents des autres, incapables d’être comme les autres. Les enfants doivent être informés des conséquences psychotraumatiques afin qu’ils puissent comprendre ce qu’ils ressentent et donc mieux gérer et désamorcer leur mémoire traumatique et se rassurer quant à leur « normalité ».
Du fait de ces stratégies de survie, une victime de violences sexuelle dans l’enfance peut, à l’adolescence et à l’âge adulte, osciller entre :
Une impossibilité ou une très grande difficulté d’avoir une vie sexuelle avec une personne qu’elle aime, la plupart des gestes et les fonctions sensorielles (tactiles, olfactives) d’un acte sexuel entraînant des réminiscences traumatiques les rendant insupportables ou très angoissants, générant des sensations de rejet et de dégoût impossibles à surmonter, des douleurs intolérables (douleurs pelviennes, dyspareunies, vaginismes, cystites, douleurs lombaires, mais également en cas de violences sexuelles, celles concernant la sphère buccale, des contractures très douloureuses de la mâchoire, des nausées incoercitives, des vomissements), à tel point qu’un rapport sexuel ne sera possible qu’en étant dissocié (drogué, alcoolisé ou après s’être stressé par des images mentales violentes) ; elle peut également éviter tout examen gynécologique, anal, stomatologique ou dentaire ;
et, lors de situations de grand mal-être, des conduites à risques sexuelles, avec des rencontres avec des inconnus sans protection, avec des actes sexuels violents (auto-agressifs ou dans le cadre de pratiques « sadomasochistes »), des mises en danger sur Internet ou avec des personnes manifestement perverses, des auto agressions avec des masturbations compulsives violentes, des blessures sexuelles infligées, des scarifications, voire même des pratiques prostitutionnelles, pour se dissocier.
De plus, l’état dissociatif quasi permanent dans lequel se retrouvent les victimes leur donne la douloureuse impression de n’être pas elles-mêmes, d’avoir un faux-self, comme dans une mise en scène permanente. L’anesthésié émotionnelle les oblige à « jouer » des émotions dans les relations avec les autres, avec le risque de n’être pas tout en fait en phase, de sur ou sous-jouer.
Sortir du déni, protéger et soigner les enfants victimes de violences : une urgence de santé publique
Par ailleurs, il est évident que c’est bien parce que les enfants n’ont pas été protégés, ni reconnus (pour rappel, 83 % d’entre eux selon notre enquête), ont été abandonnés sans soins appropriés qu’ils doivent composer avec une mémoire traumatique redoutable qui les oblige à s’auto-censurer sans cesse, à vivre dans une guerre permanente. Leur mémoire traumatique aurait dû être traitée et transformée en mémoire autobiographique, ce qui les aurait libérés de la torture que représentent des violences et des agresseurs continuellement présents en soi.
La grande majorité des enfants n’ont pas pu parler des violences subies avant des années, voire des dizaines d’années. À la question du questionnaire d’auto-évaluation de l’impact et de la prise en charge des victimes de violences sexuelles que notre association a mis en ligne « Pourquoi vous n’avez pas pu en parler », les réponses sont par ordre de fréquence (sur plus de 1 200 réponses) :
- la difficulté à mettre des mots sur ce qui s’est passé et à l’identifier, le sentiment de culpabilité (« je pensais que c’était de ma faute »), la peur de ne pas être cru (ou crue),
- l’impossibilité d’en parler du fait de la souffrance que cela réactive, la peur des menaces de l’agresseur,
- l’amnésie traumatique et la dissociation,
- la peur des réactions de l’interlocuteur.
Il faut aider les victimes à parler ; pour cela il faut communiquer sur la réalité des violences sexuelles et sur leurs conséquences, les informer sur la loi, les droits des personnes, il faut, et c’est essentiel, leur poser des questions. Et quand elles arrivent à parler, il faut les écouter, les croire, reconnaître les violences sexuelles subies et les traumas qu’elles présentent, les protéger, être solidaire et leur apporter protection, soutien et soin. Il est très important de leur donner des informations et d’expliquer les mécanismes psychologiques et neurobiologiques psychotraumatiques pour que les victimes comprennent ce qui leur arrive, pour qu’elles puissent se déculpabiliser et avoir une boîte à outils pour mieux se comprendre.
Tous ces symptômes psychotraumatiques, qui traduisent une grande souffrance chez les victimes de violences sexuelles, sont encore très méconnus (les professionnels ne sont toujours pas formés pour la grande majorité d’entre eux) et ils sont le plus souvent interprétés comme provenant de la personne elle-même, de sa nature, de son sexe, de sa personnalité, de sa mauvaise volonté, de ses provocations, ou sont étiquetés comme des maladies mentales. La personne est alors considérée comme étant à l’origine de ses symptômes et de sa souffrance. C’est avec ces rationalisations que les suicides, les conduites à risque, les explosions de mémoire traumatique et les états dissociatifs traumatiques seront mis sur le compte de troubles de la personnalité (border-line), de dépressions, voire même de psychoses, les violences sexuelles subies n’étant presque jamais évoquées comme cause principale, et la question : « est-ce que tu as subi ou est-ce que vous avez subi des violences ? » jamais posée.
Ces conséquences sont normales et universelles, elles sont liées aux violences, et non à la personnalité de la victime. Elles peuvent être aggravées par des vulnérabilités spécifiques à la victime (tout comme une blessure par arme blanche peut être aggravée par une hémophilie) : âge, handicap, antécédents de violences, etc. Elles ont beau être bien connues depuis des décennies, prouvées par des études scientifiques internationales, visibles sur des IRM, elles restent méconnues, et ne sont toujours pas enseignées en France ; à l’heure actuelle, 2020 les médecins et les autres professionnels de la santé ne sont toujours pas formés ni en formation initiale – lors d’une enquête récente auprès des étudiants en médecine, plus de 80 % ont déclaré ne pas avoir reçu de formation sur les violences et 95 % ont demandé une formation pour mieux prendre en charge les victimes de violences – ni en formation continue, et l’offre de soins adaptés est très rare.
Il y a en France une tradition de sous-estimation des violences faites aux mineurs, de leur gravité et de leur fréquence. Une tradition de banalisation d’une grande partie de celles-ci à laquelle, nous l’avons vu, s’ajoute une méconnaissance de la gravité des conséquences des violences sur la santé.
Il y a également une méconnaissance des conséquences sociales des violences sur l’apprentissage, sur les capacités cognitives, sur la socialisation, sur les risques de conduites asociales et de délinquance, sur les risques d’être à nouveau victime de violences ou d’en être auteur. On constate également une stigmatisation des troubles de la conduite et des troubles du comportement des enfants et des adolescents, troubles qui masquent une souffrance non reconnue, ainsi qu’une banalisation de signes de souffrance mis sur le compte de la crise d’adolescence, de la personnalité de la victime, de son sexe, ou à l’inverse une dramatisation de symptômes psychotraumatiques (mémoire traumatique, dissociation traumatique) souvent étiquetés à tort uniquement comme des troubles névrotiques anxieux ou bien dépressifs, des troubles de la personnalité (border-line, sensitive, asociale), et parfois comme des troubles psychotiques (psychose maniaco-dépressive, schizophrénie, paranoïa, etc.) et traités abusivement comme tels, et non comme des conséquences traumatiques qu’il faut traiter. De même, les conduites d’évitement et de contrôle sur la pensée, associées aux troubles dissociatifs chez les enfants et les adolescents, peuvent être tellement envahissantes et entraîner une telle inhibition du contact et de la parole qu’elles peuvent être prises pour des déficits intellectuels ou des troubles d’allure autistique, ce qu’elles ne sont pas bien sûr. Tous ces troubles sont régressifs dès qu’une prise en charge de qualité permet de traiter la mémoire traumatique.
La méconnaissance de tous ces mécanismes psychotraumatiques et l’absence de soins participent à l’abandon où sont laissées les victimes, à la non-reconnaissance de ce qu’elles ont subi, et à leur culpabilisation. Les victimes, condamnées à organiser seules leur protection et leur survie, sont considérées comme responsables de leurs propres malheurs.
Des soins essentiels
Les soins sont essentiels, la mémoire traumatique doit être traitée. Il s’agit de faire des liens, de comprendre, de sortir de la sidération en démontant le système agresseur et en remettant le monde à l’endroit, de, petit à petit, désamorcer la mémoire traumatique, de l’intégrer en mémoire autobiographique et de décoloniser ainsi la victime des violences et du système agresseur.
La prise en charge thérapeutique doit être la plus précoce possible. En traitant la mémoire traumatique, c’est-à-dire en l’intégrant en mémoire autobiographique, elle permet de réparer les atteintes neurologiques et de rendre inutiles les stratégies de survie.
Le but de la prise en charge psychothérapique c’est de ne jamais renoncer à tout comprendre, à redonner du sens. Tout symptôme, tout cauchemar, tout comportement, qui n’est pas reconnu comme cohérent avec ce que l’on est fondamentalement, toute pensée, réaction, sensation incongrue doit être disséquée pour la relier à son origine, pour l’éclairer par des liens qui permettent de la mettre en perspective avec les violences subies. Par exemple une odeur qui donne un malaise et une envie de vomir se rapporte à une odeur de l’agresseur ; une douleur qui fait paniquer se rapporte à une douleur ressentie lors de l’agression ; un bruit qui paraît intolérable et angoissant est un bruit entendu lors des violences (comme un bruit de pluie s’il pleuvait) ; une heure de la journée peut être systématiquement angoissante ou peut entraîner une prise d’alcool ; des conduites boulimiques ; des raptus suicidaires ; des auto-mutilations, s’il s’agit de l’heure de l’agression ; une sensation d’irritation, de chatouillement ou d’échauffement au niveau des organes génitaux survenant de façon totalement inadaptée dans certaines situations, peut se rapporter aux attouchements subis ; des « fantasmes sexuels » violents, très dérangeants dont on ne veut pas mais qui s’imposent dans notre tête ne sont que des réminiscences traumatiques des viols ou des agressions sexuelles subis…
Le travail psychothérapique consiste à faire des liens, en réintroduisant des représentations mentales pour chaque manifestation de la mémoire traumatique (perfusion de sens), ce qui va permettre de réparer et de rétablir les connexions neurologiques qui ont subi des atteintes, et même d’obtenir une neurogenèse.
Il s’agit de « réparer » l’effraction psychique initiale, la sidération psychique liée à l’irreprésentabilité des violences.
L ‘Effraction responsable d’une panne psychique rend le cerveau incapable de contrôler la réponse émotionnelle, ce qui est à l’origine du stress dépassé, du survoltage, de la disjonction, puis de l’installation d’une dissociation et d’une mémoire traumatique. Cela se fait en « revisitant » le vécu des violences, accompagné pas à pas par un « démineur professionnel » avec une sécurité psychique offerte par la psychothérapie et si nécessaire par un traitement médicamenteux, pour que ce vécu puisse petit à petit devenir intégrable, car mieux représentable, mieux compréhensible, en mettant des mots sur chaque situation, sur chaque comportement, sur chaque émotion, en analysant avec justesse le contexte, ses réactions, le comportement de l’agresseur. Il s’agit de remettre le monde à l’endroit. Il faut démonter tout le système agresseur et reconstituer avec l’enfant son histoire en restaurant sa personnalité et sa dignité, en le débarrassant de tout ce qui les avait colonisées et aliénées (mises en scènes, mensonges, déni, mémoire traumatique). Pour que la personne qu’il est fondamentalement puisse à nouveau s’exprimer librement et vivre tout simplement. Pour que l’enfant terrorisé ne soit enfin plus jamais seul. « Pour abattre le mur du silence et rejoindre l’enfant qui attend » (Alice Miller, 1985).
Cette analyse poussée permet au cerveau associatif et à l’hippocampe de re fonctionner et de reprendre le contrôle des réactions de l’amygdale cérébrale, et d’en coder la mémoire traumatique émotionnelle pour la transformer en mémoire autobiographique consciente et contrôlable. De plus, il a été démontré qu’une prise en charge spécialisée permettait de récupérer des atteintes neuronales liées au stress extrême lors du traumatisme, avec une neurogenèse et une amélioration des liaisons dendritiques visibles sur des IRM (Imagerie par résonance magnétique) (Ehling, T., & Nijenhuis, E.R.S., Krikke, A. 2003).
Rapidement, ce travail se fait quasi automatiquement et permet de sécuriser le terrain psychique, car, lors de l’allumage de la mémoire traumatique, le cortex pourra désormais contrôler la réponse émotionnelle et apaiser la détresse, sans avoir recours à une disjonction spontanée ou provoquée par des conduites dissociantes à risque. Il s’agit pour le patient de devenir expert en « déminage » et de poursuivre le travail seul ; les conduites dissociantes ne sont plus nécessaires et la mémoire traumatique se décharge de plus en plus, la sensation de danger permanent s’apaise et, petit à petit, il devient possible de se décoloniser de la mémoire traumatique et de retrouver sa cohérence, et d’arrêter de survivre pour vivre enfin.
Il est donc essentiel de protéger les enfants des violences et d’intervenir le plus tôt possible pour leur donner des soins spécifiques ; il s’agit de situations d’urgence pour éviter la mise en place de troubles psychotraumatiques sévères et chroniques, qui auront de graves conséquences sur leur vie future, leur santé, leurs scolarisation et socialisation, et sur le risque de perpétuation des violences. Et il est nécessaire de sensibiliser et de former tous les professionnels de l’enfance, des secteurs médicosociaux, associatifs et judiciaires sur les conséquences psychotraumatiques des violences. La prévention des violences passe avant tout par la protection et le soin des victimes. Parce qu’elles ne seront plus condamnées au silence, ni abandonnées sans protection et sans soins, ces enfants victimes pourront sortir de cet enfer où les condamne la mémoire traumatique des violences sexuelles subies.
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